Le Dossier “Victime”
Pourquoi tu t’accroches à ta souffrance (et comment refermer l’enquête)
On ouvre le dossier. Il est épais, poussiéreux, et on le connaît tous par cœur. C’est celui qu’on garde sous le coude, celui qu’on ressort les soirs de fatigue, quand le monde semble s’acharner. Tu sais de quoi je parle. Ce sentiment poisseux que tout est contre toi, que tu subis ta vie plutôt que de la vivre.
Je ne suis pas là pour te juger. Je suis là pour mener l’enquête.
Parce que si tu restes dans cette position, ce n’est pas parce que tu es faible. C’est parce qu’il y a un mobile. Un mobile inavouable, caché sous des couches de “c’est pas juste” et de “pourquoi moi”. Aujourd’hui, on va regarder les preuves en face. On va démonter le mécanisme. Et je te préviens, ce qu’on va découvrir risque de te secouer un peu. Mais c’est nécessaire. La sécurité avant la lucidité, toujours. Alors respire un grand coup. On y va.
1. Le mobile caché : Ce que tu gagnes vraiment à souffrir
Ça peut paraître dingue à entendre. Voire insultant. Comment peut-on gagner quelque chose à aller mal ? À se sentir bloqué·e, ignoré·e, maltraité·e ?
Pourtant, en tant qu’enquêteur de la nature humaine, je peux t’assurer qu’on ne fait jamais rien pour rien. Si tu restes dans cette position de victime, c’est qu’il y a des bénéfices secondaires. C’est le terme technique. Moi, j’appelle ça la “prime de dédommagement”.
La drogue douce de la compassion
Quand tu es la victime, tu attires les regards. C’est mécanique. Tu deviens le centre de l’attention, ne serait-ce que quelques minutes. Les gens se penchent sur toi, ils te plaignent, ils t’écoutent.
- “Oh là là, ma pauvre…”
- “C’est vraiment dur ce que tu vis…”
- “Tu es tellement courageux·se de tenir le coup…”
Tu te sens regardé·e. Entendu·e. Vivant·e.
Cette reconnaissance, elle agit comme un baume sur une plaie à vif. Elle valide ta douleur. Elle dit : “Oui, tu as mal, et c’est réel.” Et bon sang, que ça fait du bien. Surtout quand, ailleurs, personne ne semble remarquer tes efforts. C’est une forme d’amour, un peu tordue, un peu frelatée, mais c’est de l’amour quand même. Et quand on est affamé, on ne regarde pas la date de péremption.
Mais attention. C’est un piège. Parce que cette compassion, elle ne change rien à ta situation. Elle te berce, elle t’endort, mais elle ne te sort pas du trou. Elle te garde au chaud… au fond du puits.
L’alibi parfait pour ne pas bouger
L’autre bénéfice, plus sournois encore, c’est l’innocence. Tant que c’est la faute des autres (tes parents, ton patron, ton conjoint, la conjoncture, le gouvernement), tu n’as rien à faire. Tu es exempté·e d’action.
C’est confortable, l’impuissance. Ça évite de prendre le risque d’échouer. Ça évite de se confronter à sa propre médiocrité ou à sa peur de réussir. Si ta vie est un gâchis à cause de “ce qu’on t’a fait”, alors ce n’est pas de ta faute. Tu as l’alibi parfait pour ne pas construire la vie banale et douce que tu mérites.
2. La reconstitution
Quand le sabotage devient une arme (contre toi-même)
Je vais te verser une pièce au dossier. Une pièce personnelle.
Moi aussi, j’ai cru que j’étais malin avec ma souffrance. J’ai grandi avec une mère toxique, violente, brutale. Les coups, les injures, les humiliations publiques. C’était mon quotidien. Et le pire ? C’était le silence des autres.
Jamais ma famille n’a voulu reconnaître les méfaits de ma mère. J’étais seul face à ce monstre. Et pire, je devais me taper les leçons de morale des bien-pensants : “Tu sais, c’est compliqué pour ta mère, elle a besoin d’aide, sois gentil…”.
Et moi ? Et mes bleus ? Et mon âme en miettes ? Rien.
La vengeance par l’autodestruction
Alors, inconsciemment, j’ai monté ma propre opération de sabotage. C’était ma façon de leur hurler ma douleur à la gueule. “Regardez ce que vous avez fait de moi ! Regardez comme je vais mal !”
Je me suis auto-détruit. J’ai saboté mes projets. J’ai fracassé ce que je construisais. J’ai frôlé la mort par deux fois, deux infarctus avant 40 ans.
Est-ce que j’ai obtenu ce que je voulais ?
Oui, j’ai eu de la compassion. J’ai eu des regards inquiets. J’ai eu cette reconnaissance de ma souffrance.
Mais à quel prix ?
J’ai fait peur à ma femme. J’ai terrifié ma fille. Et surtout, je me suis entravé tout seul.
C’est là que l’enquête prend un tournant dramatique. Tu réalises que ton “bourreau” (ta mère, ton ex, ton passé) s’en fiche éperdument. Ma mère dormait très bien la nuit pendant que je ruinais ma santé et ma carrière. Je me punissais pour ses fautes à elle.
Ce n’est pas intelligent. Quand j’ai repris mes esprits, j’ai compris que c’était la pire arnaque du siècle. Personne ne mérite que l’on sabote sa vie pour elle. Personne.
3. Le verdict
Choisir la banalité heureuse plutôt que le drame
Alors, on fait quoi maintenant ? On a identifié le suspect (toi, et tes mécanismes de défense). On a le mobile (la quête d’attention). On a les preuves du gâchis.
Il est temps de clore ce dossier et d’en ouvrir un autre. Celui de ta vraie vie.
Tu as le droit de continuer. Je te le dis droit dans les yeux : tu as le droit de te saboter. C’est ta vie. Tu as le droit de te sacrifier sur l’autel de tes blessures passées. Personne ne peut t’en empêcher.
Mais j’ai aussi le droit de croire que tu vaux mieux que ça. J’ai le droit de penser que tu mérites mieux qu’un rôle de figurant dans un drame qui ne t’amuse même plus.
Comment rendre les armes (concrètement)
Sortir de la victimisation, ce n’est pas devenir un super-héros invulnérable. C’est juste arrêter de jouer le drame pour commencer à apprécier la banalité.
Voici quelques pistes pour ton “plan d’évasion” :
- Repère le “Jingle Victime” : Dès que tu t’entends dire “C’est toujours sur moi que ça tombe” ou “Si seulement il/elle changeait…”, allume un gyrophare mental. C’est ton cerveau qui cherche sa dose de confort.
- Coupe le robinet à plaintes : Essaie, pendant 24 heures, de ne pas te plaindre. De rien. Ni du temps, ni de la fatigue, ni des autres. Tu vas voir, ça crée un vide immense. Ce vide, c’est l’espace que tu peux enfin remplir avec de la vie.
- Cherche la reconnaissance ailleurs : Ne cherche plus à être reconnu·e pour ce que tu as subi, mais pour ce que tu fais. Fais un gâteau. Plante une fleur. Aide un voisin. Sois fier·e d’une action banale, concrète. C’est une reconnaissance beaucoup plus nourrissante.
- Accepte l’injustice : C’est le point le plus dur. Accepte que ce qui t’est arrivé n’était pas juste, et que ça ne sera jamais réparé par les coupables. Ils ne s’excuseront peut-être jamais. Et c’est OK. Tu n’as pas besoin de leurs excuses pour être heureux·se.
La beauté du “Rien à signaler”
Le but, ce n’est pas une vie d’extase permanente. Le but, c’est de retrouver du plaisir dans un mardi matin pluvieux, dans un café chaud, dans un moment de calme.
La victimisation est bruyante, théâtrale, épuisante. La responsabilité est calme, silencieuse, et parfois un peu banale. Mais c’est dans cette banalité que se cache la paix que tu cherches tant.
L’enquête est finie. Tu as les clés des menottes.
À toi de voir si tu les gardes ou si tu les poses.



